Au cours d’une vie, nous rencontrons naturellement beaucoup de nos semblables. Essentiellement des vivants. Chacun d’entre eux, à des degrés divers, nous interroge. Parmi ceux qui m’ont laissé les plus beaux souvenirs, je recense des artistes, des chanteurs, des éditeurs, des gens simples, des politiciens, quelques personnages héroïques, un ou deux prix Nobel, beaucoup d’amis et un peu moins d’amies. Bref, comme le disait l’un de mes proches – Pierre Versins, pour ne pas le nommer: “Il faut de tout pour faire un monde; que ne faudra-t-il pas pour en faire plusieurs?” Or il se trouve que, sans même en prendre conscience, nous vivons simplement dans plusieurs mondes simultanément et sans que cela pose le moindre problème.
Nous connaissons tous, peu ou prou, l’Inde et les pratiques des castes sociales. Du coup, nous restons persuadés, à tort, que cela n’existe pas chez nous, du moins en Europe. Et pourtant si, mais d’une façon moins explicite, plus insidieuse. Dans notre réalité, il existe divers mondes: celui de la bourse et de l’argent, celui des arts – divisé entre les différentes disciplines –, ceux de la médecine et de la justice, sans oublier le monde de la presse, le monde des clubs services, et tous les autres mondes qui assurent à leurs adhérents des places déterminées dans la hiérarchie d’une société. On peut vivre dans plusieurs de ces mondes, comme on peut aussi en être exclu. C’est le jeu social de nos démocraties.
En ce qui me concerne, c’est certainement le monde des beaux-arts que je connais le mieux, pour m’y être très tôt investi. Pas étonnant dès lors que c’est précisément dans ce monde-là que je viens de faire la connaissance d’un être singulier, comme le sont les créateurs. Celui-ci possède la particularité d’être né 56 ans avant moi et décédé alors que j’étrennais mes 20 ans depuis une dizaine de jours. C’est dire si cinquante ans plus tard, notre rencontre fut placée sous un signe improbable, pourtant aussi inévitable: le destin.
C’est la première fois, je crois, que la découverte d’une œuvre parfaitement nouvelle à mes yeux dans son déploiement du début jusqu’à son apogée, m’incite à vouloir deviner l’homme, l’artiste. Son nom, Alfred Latour. Pour imaginer sa personnalité, il faut partir à la rencontre de ses œuvres. Suivre un parcours chronologique, cerner petit à petit son environnement social, culturel, adopter ses aspirations professionnelles et réinventer ses rêves.
En partant des réalisations, rejoindre l’individu à la source de son inspiration.
La biographie d’Alfred Latour nous apprend qu’il est venu au monde le 27 août 1888 à Paris. Il est même précisé que cet événement eut lieu au 222, rue de Charenton, dans le 12e arrondissement. Détail significatif: il s’agissait alors d’un quartier populaire très animé. Le biographe, probablement un membre de la famille, ajoute la précision suivante: très tôt, Alfred aime dessiner, et on lui découvre même des dons d’observation ainsi qu’une grande adresse manuelle. Un dessin réalisé à l’âge de 10 ans vient corroborer ces affirmations. Une fois acceptée sa décision de devenir artiste, malgré une naturelle réticence de ses parents, le jeune homme suit des cours du soir et fréquente, brièvement, l’École supérieure des beaux-arts. À la vue de ses premières œuvres, on comprend que l’académisme de l’enseignement d’alors ne correspond en rien à ses aspirations. Comme beaucoup d’autres jeunes artistes, surtout ceux venus de toute l’Europe et de plus loin encore, il préfère fréquenter les cimaises des musées nationaux et travailler “sur nature”, les pinceaux à la main. Ce choix n’étant chez lui en rien dicté par des raisons financières, comme ce fut le cas pour la majorité des immigrants à Paris. En 1908, à l’âge de 20 ans, il est admis à l’École des arts décoratifs en tant que boursier de la Ville de Paris.
À cette époque, Paris était la Mecque des artistes du monde entier (École de Paris). L’impressionnisme et le postimpressionnisme appartenaient déjà à l’histoire ancienne. D’impatientes avant-gardes se bousculaient afin d’émerger dans l’histoire de l’art, l’une après l’autre, voire simultanément: expressionisme, pointillisme, dadaïsme, cubisme, suprématisme, abstraction lyrique, surréalisme – et la liste est loin d’être exhaustive. Une avalanche culturelle se déclenchait. Elle ne devait plus s’arrêter.
On constate que l’histoire de l’art, se joignant à l’industrie, à l’économie et à une nouvelle mobilité, s’engage dès cette époque dans une révolution décisive. Elle fonctionnait jusqu’alors selon un système de progression continue. En parfaite synchronisation avec l’avancée de la société, son évolution marche dorénavant par ruptures successives de plus en plus rapides. Cette précipitation n’est pas exempte de dangers, dont le plus probant se nomme “mode”.
Une époque foisonnante dont on ne retient généralement que le côté solaire. Paris est un centre animé où fleurissent les idées. En art, tout est possible, tout est révolution, tout concourt à privilégier le développement de la modernité. Ce sont des explosions de chefs-d’œuvre qui, à chaque fois, révolutionnent la manière de penser, de ressentir, de voir, d’exprimer. Ces artistes venus de partout ont pour noms Chagall, Modigliani, Soutine, Utrillo, Pascin, Kisling, Rouault, Marquet, Dufy, entre autres, sans compter les innombrables clandestins. Tous sont les représentants de l’École de Paris. Ils sont réunis par l’affirmation d’une attitude en dehors des mouvements officiels. Une disposition d’esprit particulière, que Harald Szeemann, lors de la Documenta V de Kassel en 1972, intitulera “Individuelle Mythologien”, pour d’autres artistes en d’autres lieux. Dans cette atmosphère où l’art est à l’unisson de l’époque, une face plus sombre s’impose également à Paris: la réalité sociale des plus pauvres. Le témoignage le plus bouleversant et le plus extraordinaire émane d’un peintre toscan qui vécut à Paris entre 1908 et 1912, Lorenzo Viani. Il écrit dans son livre Un Hiver à Paris:
“Un jour, je sortis de la Ruche pour qu’on ne me retrouve pas raide sous mes couvertures, comme d’habitude lesté de mon catalogue. C’était la première fois que j’éprouvais ce qu’il y a d’inconvenant après la mort: une pudeur posthume. Mourir de froid l’estomac vide sur un banc des boulevards extérieurs; après une semaine d’exposition sur les dalles glacées de la Morgue, bercé par le bruissement des eaux de la Seine, on glissait pour toujours dans l’abîme sans fond: Inconnu.
[…] Mais dans cette ville qui est un phare pour ceux qui en sont loin, c’est l’habit et le nom qui tiennent le devant de la scène. La «Comédie humaine» aurait bien pu s’appeler le mariage de Gribouille.
J’avais traversé à pied tout Paris avec le paquet de mes dessins encadrés, lesté d’un titre en français, quand avec l’aide de Dieu j’arrivai devant la Galerie: colonnes, brocarts, statues, miroirs, ors. Je frappai timidement à la grande vitrine et attendis que quelqu’un rugisse: «Entrez, s’il vous plaît», car ces gens, quand ils sont eux-mêmes, rugissent, et en revanche gazouillent quand ils jouent un rôle dans la grande comédie.
J’avais l’air d’un Ecce Homo, les mains brunes engourdies, les lèvres livides, le corps glacé. Après m’avoir fait attendre debout, à ma rencontre vint un monsieur chauve, habillé de noir, les parties blanches du corps bien cirées; je lui tendis les cartons où était écrit mon nom, il les prit et me demanda:
– Où habite monsieur Viani?
– Je ne le connais pas, répondis-je.”
Lorsque la genèse d’un artiste peintre débute à Paris, à l’époque bénie des débuts du XXe siècle, il devient, sans même le vouloir, au pire un témoin privilégié, au mieux un dépositaire exigeant de cet âge d’or de la créativité. Le fait que le père d’Alfred, Armand Latour, soit compositeur typographe à la prestigieuse Imprimerie nationale augmente le nombre d’éléments privilégiant une vie consacrée à l’art. Je suis persuadé que le milieu de l’art, tout comme sa famille, entre dans la constitution de son avenir d’artiste.
En 1910, Alfred Latour a 22 ans. C’est l’âge où l’on étudie encore les techniques picturales, où l’on observe la nature et les expériences de l’avant-garde. Latour, à l’instar des artistes de son âge, cherche sa voie. Dès ses premières œuvres connues – que ce soit Granville, 1910; Paris, huile, 1911; Petite Huile, carton toilé, 1911; Carolles, dessin à l’encre, 1910; Calfatage à Granville, dessin et gravure, 1913 –, toutes apparaissent comme autant de tentatives de concilier passé et présent. Acquisition et rupture. On dénote naturellement diverses influences retenues et, dans le même temps, on est frappé par la vigueur de la touche ou du trait, la sûreté et l’audace d’une gestuelle souple jusqu’à violente qui, déjà, annonce l’apparition certaine d’une vision très personnelle. Ce qui fait la spécificité de l’artiste n’est pas encore démontré; en revanche, tous les éléments sont présents, quelle que soit la technique utilisée.
Le talent d’Alfred Latour est indéniable, les conditions indispensables à une évolution sont à l’évidence présentes en lui. Seul le temps, amalgamé à beaucoup de travail, et surtout une recherche vraie d’intériorité apporteront le ciment nécessaire à la réalisation d’une œuvre personnelle. Obtenir ce degré de confiance qui permet à l’intuition du créateur, associée à une maîtrise manuelle et technique, de réaliser la synthèse d’une parfaite harmonie.
Bien sûr, les aléas de la vie seront partie prenante et vont y contribuer: les apprentissages, les rencontres, la guerre de 1914–1918, où il sera grièvement blessé, son mariage, les enfants, et toujours le dessin. Dans toutes les circonstances et dans tous les lieux, il ne cesse de dessiner. Croquis arrachés au visage du malheur et de la perte, caresse du dessin pour le dos d’une colline, ébauche pour une peinture à naître, étude pour un projet à rêver. Le dessin, pour lui comme pour beaucoup d’autres, reste la base, le fondement de toute peinture. On peut parler d’une trinité, entre la chose ou le paysage regardé, vu et assimilé, la main en tant que prolongement de l’œil via la pensée et, enfin, l’œuvre qui s’ébauche, se dessine pour entrer dans la réalité d’une manière consubstantielle à l’ensemble. Le dessin en tant que respiration de la pensée.
Pourtant ce n’est pas le dessin à lui seul qui va permettre de libérer une vision de plus en plus synthétique. Il est vrai qu’une telle révélation représente un lent processus de maturation. Une construction par accumulation de découvertes, certaines fortuites et d’autres conduites par l’intégration philosophique d’un cheminement de vie en parallèle d’une trajectoire artistique. Le dernier déclic n’est que la conséquence de l’ensemble du déroulement. Beaucoup s’arrêtent en route sans jamais atteindre le but: par lassitude, paresse, manque de courage ou d’ambition, par faiblesse parfois ou absence de talent. Alfred Latour a défini et trouvé son langage, laissant derrière lui une trace vive et unique. Le moins qu’on puisse dire est qu’il n’a pas visé, ni suivi un chemin de facilité.
D’une manière naturelle, l’influence de son père, bien qu’indirecte, va s’avérer déterminante dans son travail. Dans toute l’Europe et dès l’origine, les imprimeurs ont bénéficié d’une place à part dans la vie sociale. Ils ont représenté, en simultanéité avec les conducteurs de locomotives, la “noblesse” de la classe ouvrière. Fortement syndiqués, ils assument une double tradition: l’amour du travail impeccablement réalisé et le goût de l’indépendance. Deux qualités fondamentales transmises du père au fils.
Un autre aspect de la personnalité d’Alfred Latour reste à révéler. Loin de s’enfermer dans une tour d’ivoire, aveugle à tout ce qui n’est pas exclusivement pictural, il n’hésite pas à décorer des objets (assiettes, boîtes, lampes) et à brosser des décors pour le théâtre. Ces activités diverses viennent avec bonheur compléter les revenus de la vente de ses tableaux et dessins. Les travaux de décoration, de graphisme, vont à la fois, dès le début, lui permettre de se perfectionner techniquement et lui ouvrir l’esprit sur la modernité. Ce sont les exigences d’un travail parfaitement réalisé, avec imagination et rigueur.
Un dernier élément, et non des moindres, se trouve dans un nouvel état d’esprit, présent un peu partout à la fois en Europe. Une sorte de transpiration des idées qui révolutionnent la manière de penser l’art. Où sont les idées reçues? Qu’est-ce que l’art?
Peut-on briser les frontières du beau? L’art ne doit-il pas sortir des cadres? Sortir des musées? Alfred Latour, au contraire d’un Marcel Duchamp, ne répond pas immédiatement à ces questions. Mais toutes ces interrogations s’insinuent profondément en lui. Elles viendront éclore le moment venu, alors qu’il sera en pleine possession de ses moyens.
Parmi les animations qui vont révolutionner la manière de penser l’art au début du XXe siècle, on doit citer en premier lieu Der Blaue Reiter. Ce mouvement, fondé par Kandinsky en 1911, préconise, en réaction contre tout académisme, la plus grande liberté spirituelle et formelle, permettant de ce fait l’éclosion de l’art abstrait. En second lieu, toujours en Allemagne, la création en 1919 par Walter Gropius du Bauhaus au retentissement décisif. Cette école entend réaliser un lien entre les différentes activités artistiques afin d’obtenir une unité organique où se rejoindraient harmonieusement la peinture, la sculpture et l’architecture, et également élever la production artisanale à la dignité artistique, en union étroite avec l’architecture. Outre Gropius, Feininger, Klee, Schlemmer, Kandinsky et Moholy-Nagy, tous enseignèrent au Bauhaus.
Dans le même esprit, mais en Suisse cette fois, nous assistons à l’apparition de plusieurs groupes ou mouvements, inspirés par cette logique d’un élargissement de la notion d’art: le Schweizerischer Werkbund (SWB) fondé à la même époque, ainsi que le Moderner Bund, plus tourné peut-être vers les problèmes d’exposition et de diffusion pour chaque artiste à un niveau international. Et surtout l’Œuvre (ŒV), association créée en 1913 à l’instigation de Charles-Edouard Jeanneret – plus connu sous le pseudonyme de Le Corbusier –, de Charles L’Eplattenier et d’Alphonse Laverrière, dans le but d’associer des activités créatrices à l’activité industrielle. L’Œuvre entend réunir toutes les personnes physiques et morales qui se sentent responsables du cadre dans lequel leurs contemporains et elles-mêmes vivent, par-delà toutes considérations professionnelles, dogmatiques ou doctrinales, au seul bénéfice d’une contribution à la qualité de la vie dans toutes ses formes.
En accord avec l’esprit de ces courants novateurs qui correspondent à la personnalité d’Alfred Latour, l’adhésion (même tardive) de ce dernier dans les années 1935–1936 à l’Union des artistes modernes (UAM) ne fait que confirmer ce qui dans sa vie professionnelle était déjà une réalité. Les buts de l’UAM sont de s’émanciper des notions décoratives pour se concentrer sur la fonction, la structure, et exploiter les nouveaux matériaux et les nouvelles techniques afin de les adapter à une vision moderne et revalorisée des arts décoratifs. L’UAM abolit la distinction conventionnelle entre arts majeurs et arts mineurs. Les différents travaux de Latour sont l’illustration d’une lutte contre l’obsolescence des conventions arbitraires, passées et dépassées.
Le plus souvent éloigné professionnellement de la politique et de son funèbre cortège de guerres, c’est un véritable cosmopolitisme qui, en cette première moitié du siècle, plane sur l’Europe et Paris, toujours capitale mondiale des arts. Cet état d’esprit se conjugue essentiellement avec l’attitude internationaliste qui règne parmi les cercles progressistes, créateurs de partout. Il est évident aujourd’hui que les œuvres (gravures, illustrations, typographies et graphisme) d’Alfred Latour sont toutes des œuvres d’art. Mais si le processus de création lors de ces travaux, idée, conception et réalisation vise un état de perfection dans son aboutissement manuel, il n’en va pas de même concernant la peinture. Arrivé à ce stade d’évolution, il reste à l’artiste une autre étape à franchir. La peinture ne se nourrit pas d’idées, mais de sensations, d’émotions peut-être, de révélations sûrement. Masses et jeu de couleurs, densité de la pâte de maigre à épaisse, rythme des lignes et des formes, diversité des valeurs, ombre et lumière, brillant et mat, multiplicité des touches, etc.
Déterminé à répondre à l’appel de sa vocation de peintre, Alfred Latour quitte en 1932 l’effervescence et les contraintes de la vie à Paris afin de rejoindre un silence de la nature plus propice à la méditation et à une créativité intériorisée.
Après quelques voyages d’exploration vers les côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée, l’Italie, l’Espagne et le Maroc, il trouve une ancienne bergerie dans un village encore préservé des Alpilles, à Eygalières. Endroit idéal pour commencer une nouvelle vie. Plus tard encore, après une période de travail intense et de désirs, suivie d’une phase tragique due à la guerre, il s’installe définitivement dans une maison située sur le piton rocheux du vieux Eygalières. Là, il va transformer cette demeure, tel qu’on aimerait pouvoir le faire de sa propre architecture intellectuelle. Ce qui, au demeurant, finira par être le cas. Il installe deux ateliers au cœur de la maison au centre de l’imagination de son cerveau. “L’atelier de dessin” concerne les travaux de graphisme, “l’atelier de peinture” touche à l’intime dans la création, devient le saint des saints, une extension physique de son être. Le silence, de même que le bruit d’une nature presque sauvage lui procurent l’énergie indispensable à toute création. Un état de plénitude comme savent le décrire les poètes. Par exemple Gustave Roud, dans son admirable texte Haut-Jorat de 1949:
“[…] nous retrouvons au plus profond de nous-même notre temps essentiel, ce battement mystérieux sur quoi le sang et la pensée accordent le leur: nous rejoignons notre être originel dans sa plénitude paradisiaque presque toujours rompue, voilée, offusquée par les aveugles assauts du quotidien. Et si ce charme est sans violence, c’est que les formes et les rythmes dont il naît sont eux-mêmes tout proches de l’humain.”
Le fait d’aménager deux ateliers ne relève pas d’un choix anodin. Cela correspond à la volonté de l’artiste, pour résoudre la problématique délicate, mais essentielle, de la multiplicité des créations diverses.
“L’atelier de dessin” concerne le côté spontané, les recherches formelles et techniques liées au graphisme ainsi qu’aux vocabulaires de communication. La base reste “l’image”. “L’atelier de peinture”, de son côté, doit voir éclore un univers pictural délesté de toute emprise corruptible: technique, physique ou morale.
Pour mieux comprendre ce postulat, je dirais que “l’image” est au roman ce que la peinture est à la poésie: un langage plus proche de la musique, ne nécessitant aucune explication pour être compris.
Nul besoin d’être un spécialiste dans le domaine des arts appliqués pour que, dès le premier regard posé sur les travaux graphiques d’Alfred Latour, on remarque l’inventivité, on apprécie son talent de dessinateur, de graveur. Pas une seconde on ne doute de sa capacité à sublimer les sujets traités. L’art du graveur est un travail qui fait appel à la répétition du geste. Il l’exécute, porté par un élan qui tente d’approcher, sinon d’atteindre la perfection, dont s’honorent les meilleurs artisans. Ceci après d’innombrables tentatives, d’études et de recommencements qui nous convainquent d’une vision géniale et spontanément réalisée. Cela est parfaitement le cas avec l’image intitulée Les Bouchons de 1936, exécutée pour un encart publicitaire. Cinq bouchons de liège, d’une intense présence réaliste, apparemment disposés librement dans l’espace de l’image. Tous comportent une fraction d’un même texte imprimé. Mais seule une lecture de tous les bouchons, de chaque fragment de texte, nous permet d’identifier le message dans son entier. La lecture du texte nous initie au sens de cette image, tout en justifiant les trois verres à vin en forme de tulipe sur le fond; visible par un somptueux effet d’effacement et lisible grâce à la magie des bouchons. Une mise en scène sophistiquée dont le seul but est de faire surgir le produit vanté, jusqu’à le faire devenir plus présent encore du fait de son absence de l’image. Le rêve d’un vin en tant qu’objet du désir.
Dans le même esprit et avec le même bonheur de réussite: Champagne Doyen, également de 1936, pour un encart publicitaire. La forme et l’allure d’un bouchon de champagne recouvert d’un habillage traditionnel, avec le nom du producteur, nous suggèrent la présence d’une bouteille de champagne. Et ceci grâce également à la complicité d’un jeu d’ombre qui délimite un des bords d’une bouteille, équilibrée par la dénomination: “Extra Sec”. Tout le reste de l’espace vierge, bouteille comprise, est laissé à l’imaginaire de petites bulles qui éclatent à la surface de nos souvenirs. Pour la technique des gravures par contre, il semblerait qu’Alfred Latour ait résolument choisi le chemin de la virtuosité; renonçant par là même à une vision d’exécution faite d’élans, de repentirs, de caprices et d’inattendus. Les illustrations et bandeaux de 1928, gravures sur bois pour Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire, en sont des exemples parmi d’autres. Dès lors, la question que l’artiste a dû se poser est la suivante: que se passe-t-il entre un croquis pris sur le vif, plein de vie, de vibrantes approximations, rempli de ce mystère des quelques traits jetés sur le papier comme des murmures de l’essentiel, et une gravure aux tracés impeccables qui, certes, gagne en liberté ce qu’elle perd en insondables émotions. Par l’analyse de son travail, je devine la détermination à renoncer à un antinomique retour en arrière. Dès le début, il n’a cessé d’épurer sa vision. Sa réponse, il la réserve à ses aquarelles et à sa peinture. Deux formes d’expression plus directes qui, au fil des expériences, ont gagné de ce fait en puissance et en originalité.
Les photographies d’Alfred Latour ouvrent encore un autre monde. Mais, dans le fond, pas si différent des autres modes d’expression. Car la dissemblance se trouve plus dans la technique que dans le raisonnement. Ici, l’image produite obéit à l’ensemble des critères rencontrés dans ses autres formes d’expression. Captation instinctive mais réfléchie de tout ce qui est surprenant dans le théâtre de la vie. Des scènes cadrées comme une peinture, où la composition devient elle-même langage. Loin de parler d’elle, la photographie reçoit puis transmet un message. Dès la prise de vue et jusqu’au développement, la technique tente d’évacuer toute forme d’inculture. Une même préoccupation de lisibilité de l’image, comme à chaque fois, occupe le processus intellectuel de l’artiste.
Les études pour la confection de tissus apportent à Alfred Latour un enrichissement visuel aussi précieux que ses réalisations de reliures plein cuir. À l’image d’Henri Matisse, qui épurait les formes décoratives de ses tapisseries, nappes et autres tissus peints, jusqu’aux derniers découpages, Latour s’engage librement dans cet univers entre décoration et esthétique, entre rythme et couleur. Sans être tributaire de la rigueur des théories d’un Malevitch (suprématisme), d’un Strzemiński et d’une Kobro (Espace uniste), d’un Larionov (rayonnisme), notamment. Latour bénéficie cependant de toutes les idées foisonnantes de l’époque. C’est ainsi qu’il peut s’exprimer sur les parties visibles des icebergs que représentent les courants de l’avant-garde.
Dans un premier temps, les tissus édités par Bianchini-Férier peuvent nous faire penser à une influence lointaine d’un art islamique; par la suite, une indéniable modernité s’impose. Un voisinage des préoccupations du groupe Abstraction-Création avec Max Bill, Richard Paul Lohse et d’autres artistes encore, comme Theo van Doesburg, Mondrian, etc. Même en faisant abstraction de la temporalité, c’est tout le processus de création qui est en jeu. Afin de mieux comprendre ce déroulement, on peut le comparer aux explorations et variations nombreuses d’un Jasper Johns, qui crée des œuvres à partir de la représentation d’un tissu peint (couvre-lit) par Edvard Munch trente ans auparavant (Selbstbildnis. Zwischen Standuhr und Bett, 1940). Dans tous les cas, il suffit d’un déclencheur pour provoquer une création en chaîne. L’effervescence de l’époque a servi de signal pour Alfred Latour, tout comme un morceau de libre peinture le fut pour Jasper Johns.
Cependant, le point culminant des recherches de Latour, tant au niveau aboutissement que comme promesse pour la suite de sa peinture, reste à mes yeux les études de panneaux en étoffe. Véritable art concret, dont la structure rationnelle n’obéit qu’à sa propre sensibilité, tout en s’efforçant de réaliser une formulation visuellement cohérente. Une œuvre qui ouvre le regard et l’esprit. Les reliures pour Jazz d’Henri Matisse, Alcools de Guillaume Apollinaire, Sagesse de Paul Verlaine et, en définitive, l’ensemble des reliures sont de la même veine, un savoir, un choix, une logique instinctive: “Quand disparaîtra l’habitude de la conscience de voir dans les tableaux la représentation des petits coins de la nature, de madones ou de Vénus impudiques, alors seulement nous verrons l’œuvre picturale.” (Malevitch, avril 1915)
Dans un tableau, nous trouvons à la fois un sujet (abstrait ou figuratif) et sa représentation. Cette représentation est faite avec des pigments de couleur, savamment appliqués sur carton ou sur toile. D’un sujet figuratif, par exemple un paysage, il existe plusieurs façons de le représenter: naturaliste, photographique, déformé, incomplet, sombre ou lumineux, minimaliste, en pleine pâte ou peint maigre, suggéré, symbolisé, etc.
Dans un paysage rendu d’une manière photographique, ou fidèle à une réalité géographique, c’est le sujet qui s’impose, donc le paysage pour lui-même. Ce qui revient à dire que la matière picturale n’a peu ou pas d’importance pour elle-même, hormis la précision du travail.
Lorsqu’un artiste parle de peinture, le sujet n’est au mieux qu’un exemple de création, au pire un prétexte à peindre. C’est donc qu’il existe autre chose. Une autre vérité, qui s’inscrit dans la matière, un mystère qui est une sorte de transfert positif de l’artiste à l’œuvre, et qui ne se produit pas à chaque fois. Ce n’est que lorsque ce transfert a lieu que l’œuvre acquiert une vraie présence hors du temps et nous interpelle. Il est vrai également que cette métamorphose reste une chose bien mystérieuse en dehors des artistes peintres, et, de plus, peu accessible aux esprits trop cartésiens. Elle entre cependant dans la réalité, tout comme la prière accompagne les miracles. Il suffit, pour comprendre, de penser à la musique et à ses résonnances émotionnelles, tout aussi déconcertantes et inexplicables; elles aussi bien réelles.
Lors d’un voyage dans le sud-ouest des États-Unis, plus précisément chez les Hopi de la réserve d’Arizona, entre Albuquerque et Grants au Nouveau-Mexique, j’ai pu lire la consigne suivante, placardée à l’entrée de leur territoire: pour photographier le paysage, il en coûte neuf dollars, pour filmer, vingt-cinq dollars et pour peindre ce même paysage, trois cents dollars. Ainsi, pour les Amérindiens, il existe bien une différence entre représenter et faire vivre!
Des peintures d’Alfred Latour, je pourrais dire que la perfection et la netteté de la ligne témoignent d’une vision idéalisée du monde. Mais ce serait déjà vouloir expliquer le miracle opéré en peinture, advenu ou non. Le plus vrai et le plus simple reste que les peintures et les aquarelles de Latour sont avant tout l’exacte représentation de lui-même et de l’ensemble de sa vie. Sa manière d’exister, de penser, d’aimer, de créer et de croire; de rester attentif au théâtre du monde et fidèle à ses valeurs ainsi qu’une volonté d’agir par la peinture. Il y a du Paul Klee en lui dans sa détermination de chercher un langage pictural graphique ne conservant que l’essentiel. De faire sienne la maxime de Klee: “Le dialogue avec la nature reste pour l’artiste condition sine qua non.” L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible.
Entre les premières œuvres d’Alfred Latour et ses dernières peintures, il est aisé de voir le chemin parcouru. L’évidence est de constater que ce chemin, patiemment dominé, est devenu la matière même de sa peinture. Un peu comme si l’ensemble des questions se transforme en cette évidence.
Dans cet œuvre, il y a d’abord le dépouillement de tout ce qui est détail, afin de ne laisser transparaître que l’essence des choses. De même qu’un chirurgien ne peut s’arrêter à l’apparence d’un corps, qu’il lui faut pénétrer à l’intérieur de ce dernier, de même Alfred Latour dissèque le paysage pour en pénétrer la réalité constructive.
Nous voyons ensuite des compositions – paysages ou natures mortes, épurés de tout artifice sentimental, à chaque fois traduits dans une perspective de tradition classique (néo-platonicienne) – uniquement utilisées au service de la peinture-peinture. Toutes ses œuvres sont des révélations de la vraie nature débarrassée d’une trompeuse sensibilité. Reste une volonté de mise en scène comme un lointain reflet de son expérience de publiciste.
Est également présent sur la toile ce désir de lisibilité, grâce à quelques lignes de force le plus souvent noires, franches ou tremblées, répartissant les couleurs. Ici, Latour n’est pas très éloigné des recherches et découvertes conceptuelles du dessinateur Hergé, le père de “la ligne claire”. Une même volonté de graver mentalement, au-delà de la rétine et du nerf optique, l’essence fondatrice d’une image dans le subconscient des observateurs.
Une utilisation des couleurs dans leur capacité d’innocence, de sourire et de bonne humeur. Parfois complémentaires et agencées avec passion, souvent de valeur égale, ponctuées par un éclat de blanc pur, discordant de l’ensemble, comme un bref et heureux coup de vent.
De même qu’il a fallu une longue et profonde immersion dans l’art abstrait pour que Nicolas de Staël apparaisse comme lavé et pur dans la fraîcheur d’un art figuratif, de même la persévérance et la ferveur de toute une vie trouvent à s’incarner dans les infimes et délicates vibrations des surfaces peintes d’Alfred Latour.
Reste la délicate question d’une reconnaissance historique, qu’elle soit locale, nationale et même internationale. Je suis convaincu que dans ce domaine, il ne faut pas se bercer d’illusions. Dans l’attribution qui intéresse la mémoire culturelle et collective, le monde des arts ne fonctionne pas de la même façon, que ce soit avec les vivants ou les morts. Rares sont les artistes décédés qui conservent le degré de notoriété atteint de leur vivant. Entre l’inévitable purgatoire et le peu de place concédé par le reste des différents mondes qui forment la société, les places sont chères, elles se jouent au hasard et pour ceux qui furent et demeurent les plus aptes à se placer. Il s’agit plus d’une interrogation qui ne concerne que les modes, la chance, les intérêts financiers et autres balivernes. Je n’oublie pas que, comme de nombreux créateurs, même un Antonio Vivaldi a disparu de l’Histoire pendant près de deux siècles.
Les vraies occupations d’un artiste ne sont pas de rechercher ce qu’il convient de faire pour être connu; mais bien de tout tenter afin que ses créations correspondent et même dépassent en élévation sa nature initiale. L’œuvre d’Alfred Latour, à cet égard, est le dépositaire d’une modernité assumée, et plutôt que devenir un lieu commun dans la célébrité de la culture, elle est le témoignage de ce qu’un artiste peintre peut accomplir de plus beau, de plus indispensable pour la société: le don de soi à travers la création.
Richard Aeschlimann
Chexbres, 20 mars 2015