3 novembre 2023 – 23 mai 2024
Vernissage le vendredi 3 novembre à 18h
Pour sa troisième exposition à l’Espace Alfred Latour, la Fondation Alfred Latour a donné une carte blanche au photographe lausannois Matthieu Gafsou. De son plongeon dans les archives, composées de plus de 1500 photographies, l’artiste nous offre un regard nouveau sur une sélection d’images marquantes.
Considéré comme l’une des voix majeures de sa génération, Matthieu Gafsou est un photographe engagé et un philosophe qui porte sur la photographie un regard empreint d’un grand raffinement.
Toutes les photographies présentées sont des tirages de Matthieu Gafsou.
J’aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m’emportent à l’assaut de la Butte
Les moteurs beuglent comme les taureaux d’or
Les vaches du crépuscule broutent le Sacré-Cœur
Ô Paris
La prose du transsibérien et de la petite Jehanne de France,
Blaise Cendrars, 1913
Miroir de la modernité
Sûrement mineure (tout du moins d’un point de vue critique) en regard de son travail de peintre ou d’illustrateur, la démarche de photographe d’Alfred Latour témoigne de façon subtile de la modernité et de l’influence des avant-gardes du début du XXe siècle sur le médium photographique. C’est ce qui est ressorti de mes visites de ses archives, choisissant à dessein un point de vue de photographe plutôt que d’historien de l’art pour l’approcher, quitte à devoir assumer une interprétation périphérique de son œuvre. Cette lecture permet de dégager des photographies peu ou pas vues de l’artiste et témoigne de son inscription dans son temps. Cela dit, ce sont aussi et bien évidemment les photographies elles-mêmes qui ont autorisé une telle approche, tant les signes de l’époque sont récurrents dans l’œuvre de l’artiste. On sait au demeurant que Latour a fréquenté Le Corbusier, qu’il a été affilié à l’Union des artistes modernes (UAM) et qu’il a illustré un livre de Cendrars, autant d’indices qui ont autorisé à suivre cette approche de son travail.
Au tournant du XIXe, un débat puissant entre les tenants du pictorialisme photographique (imiter l’impressionnisme) et les partisans d’un langage qui appartiendrait strictement au médium lui-même traverse la photographie. Choisir l’autonomie d’une méthode mécanique de reproduction (Walter Benjamin) est profondément moderne. La photographie est le médium de son époque et en ce sens, celui de la technique. Des sujets nouveaux sont photographiés, qui témoignent des transformations en cours, l’arrivée des voitures, du métro, de l’éclairage public, de la vitesse, etc. Latour semble choisir cette esthétique ou tout du moins être contaminé par cette vision, alors qu’il est lui-même peintre. Il m’a semblé qu’un tel choix venait encore enrichir la compréhension de son œuvre, certes multimédia, mais où chaque technique peut être utilisée pour ses qualités propres.
Évidentes, les vues urbaines portent au premier degré les signes de la modernité : foules, automobiles, ferraille, bateaux, etc. mais aussi les points de vue ; plongées, contre-plongées, vue au travers d’un pare-brise. On pense à la roue d’Abel Gance et à sa locomotive endiablée, on pense bien-sûr aussi aux avant-gardes, notamment russes, de Dziga Vertov à Rodchenko. En regard des photographies de la ville (Ô Paris), j’ai aussi choisi des paysages qui, s’ils ne sont pas nécessairement véhicules de l’euphorie d’une modernité triomphante, témoignent du point de vue du langage photographique, d’une grande maîtrise et d’une connaissance d’un langage appartenant stricto sensu à la photographie et renvoient à l’histoire du médium, évoquant par exemple Walker Evans, dont les photographies réalisées dans les années 1930 pour le compte de la Farm Security Administration sont un jalon essentiel de l’histoire de la photographie. On découvre donc des paysages sans emphase, d’une apparence plutôt neutre, qui font référence à ce qu’Olivier Lugon d’après Walker Evans nomme style documentaire. Les images peuvent être porteuses d’un message social, mais ne sont pas engagées, demeurent ouvertes et distanciées émotionnellement du sujet, au profit d’une construction formelle élégante, raffinée. Leur composition et notamment l’usage de la frontalité leur confèrent paradoxalement des qualités abstractives fortes.
Au cœur de l’exposition, des voiles imprimés divisent l’espace en deux, flottants. Plus formels et abstraits, ils rappellent que la photographie chez Latour fut aussi un outil exploratoire pour servir ses autres pratiques, qu’il s’agisse du tissu imprimé, du graphisme ou de la peinture. Les motifs font penser à d’autres œuvres, notamment à la peinture abstraite américaine : il n’y a ici pas de place pour le champ, tout est dans le cadre, tout est en surface, à lire sur deux plans, rappelant ce qu’Eric de Chassey nomme « photographie plate » et réconciliant effectivement le médium avec la peinture, cela même alors qu’il conserve le souci du détail et n’essaie pas de mimer son dominant alter ego. Ce mouvement – de la séparation à la réconciliation entre les médiums au travers de l’émergence de langage spécifique à la photographie au cours du 20e siècle – semble in fine témoigner subtilement de la dimension protéiforme d’Alfred Latour, qui a traversé un siècle de bouleversements formels et dont l’œuvre, volontairement ou non, en est le miroir.
Matthieu Gafsou